Cet article raconte avec humour le quotidien d’une personne qui apprend plusieurs langues simultanément. Il s’agit d’une parodie tendre de ce phénomène de mode qu’on appelle “polyglottisme”.

DIMANCHE : 22 heures

Vous êtes polyglotte (du moins vous aspirez à l’être). Allongée sur votre lit, vous pensez à l’espagnol, l’allemand, le russe, l’hébreu, le mandarin, et aux autres langues que vous comptez bien maîtriser dans 3 mois. Soyons raisonnable, disons six mois. Il va vous falloir une bonne routine ! Mais rien n’est impossible pour une polyglotte. Vous fermez les yeux et vous endormez en rêvant à la journée de demain….

LUNDI : 06H30

Une alarme aux consonances orientales vous tire du sommeil. C’est l’hymne national japonais que vous avez choisi comme sonnerie de réveil. Rien de tel pour se familiariser à la langue nipponne au saut du lit ! Vous vous levez, ouvrez le réfrigérateur (sur lequel vous avez collé des post-it avec le vocabulaire de l’alimentation en arabe tunisien) et vous déroulez votre tapis de yoga au milieu du salon. Vous cherchez sur YouTube cette chouette chaîne d’une prof de Madrid, et vous ainsi vous faites votre séance de stretching matinal en espagnol. Alors que vous êtes en pleine postura del perro boca abajo (“chien tête en bas”) une pub interrompt le flow zen de la séance. Naturellement vous aviez paramétré la langue de votre compte en suédois. Ainsi malgré son caractère intempestif, la publicité a tout de même un intérêt linguistique !

LUNDI : 07H50

Vous claquez la portière de la voiture et vous mettez en route pour le boulot. Vous branchez vos enceintes et appuyez sur PLAY pour écouter les nouvelles économiques de l’aire d’Asie du Sud-Est. Ce podcast boursier produit par une banque hong-kongaise est une formidable façon de rafraîchir vos oreilles au cantonais ! C’est aussi une façon de vous informer de l’actualité financière d’un point de vue géopolitique différent que celui de chez nous en occident. 

Vous voilà arrivés ! Vous garez votre voiture sur le parking et vous vous préparez mentalement à accueillir les sous-traitants du projet de rénovation en mettant à profit vos rudiments de bulgare. 

LUNDI : 12H30

C’est la pause-déjeuner ! Vous invitez la nouvelle secrétaire du département de marketing à manger ensemble à la cafétéria. Elle vient de Valencia et elle parle mal français. Ça tombe bien car vous, vous parlez très bien castillan ! Elle s’appelle Anita et elle est adorable. Vous la mettez à l’aise en ouvrant tout de suite la conversation sur les films de Pedro Almodovar. Vous découvrez que vous aimez toutes les deux danser, alors vous échangez vos numéros de téléphone en vous promettant de sortir ensemble un de ces soirs.

LUNDI : Le soir…

Qu’est-ce qu’il y a à la télé ? Votre journée très hispanophone vous donne envie de revoir Tacones Lejanos, mais vous le connaissez tellement par cœur que ce serait trop facile. Vous décidez de le regardez avec l’audio en espagnol et les sous-titres en cyrillique. Bien sûr vous ne pouvez pas vous empêcher de critiquer certaines phrases de la version russe. Pourquoi ont-ils traduit les paroles de la chanson Piensa en mi comme ça ? Il auraient mieux fait de garder la version originale ! Vous coupez le film avant la fin et vous finissez la soirée au lit avec un bon bouquin de Bulgakov.

MARDI : 08H00

Vous faites du télétravail depuis la maison aujourd’hui. Youpi ! Vous commencez la journée dans la bonne humeur avec votre playlist de rock’roll post-soviétique des années 1990. Vous adorez les chansons de Zhanna Aguzarova. Quel talent ! Quel excentricité pour l’époque ! Vous chantez à tue-tête votre air préféré, “Старый Отель” (un vieil hôtel) tout en beurrant vos tartines.

Puis vous vous installez à votre bureau et consultez vos premiers e-mails. Vous avez à répondre aux réclamations de partenaires de plusieurs pays de la zone Euro. Vous décidez de commencer par les polonais ! Vous prenez une autre gorgée de café, et c’est parti.

MARDI : 13H00

Comme tous les mardi après votre casse-croûte du midi, vous faites une leçon particulière de japonais. Vous rencontrez votre professeur par vidéo et vous pratiquez la grammaire et la prononciation. Depuis 3 ans que vous étudiez avec elle, Yuko (c’est ainsi qu’elle s’appelle) vous a beaucoup aidé à l’expression orale ! Ca y’est, la sonnerie de Skype résonne des hauts-parleurs. Vous enfilez votre casque audio et le visage familier de Yuko apparaît à l’écran. こんにちは !(“Kon’ni chiwa!”) La séance commence… 

MARDI : 19H45

Vous finissez le travail tard et vous êtes claquée. Vous avez besoin d’air ! Vous sortez prendre un verre au pub irlandais. Ça tombe bien car il y a un meet-up de conversation anglaise ce soir. Vous êtes une habituée et vous retrouvez des connaissances là-bas. Il y a vos amis Mark, Josh, Amy, il y a des expatriés, et il y a aussi quelques étudiants en échange universitaire. 

Vous rejoignez un groupe qui discute du dernier match de rugby entre la France et la Nouvelle-Zélande. Mark vous aperçoit et vous dit “Howdy!” en agitant la main. Il s’approche et vous fait signe de venir s’asseoir à la table où sont déjà installés ses amis. Ils viennent de Melbourne et Perth pour la plupart. Les australiens sont tellement laid back. Parmi les Anglo-saxons, ce sont eux qui ont le meilleur sens de l’humour ! One beer, two beers… Il vous en faut peu. Bientôt, vous voilà pompette, et vous devenez très bavarde. Vous vous entendez bien avec tout le monde et vous dites beaucoup de bêtises !! Mais peu importe, dire des bêtises est toujours plus intéressant quand c’est dans une langue étrangère 😉

La soirée finie, vous rentrez chez vous et tombez comme une masse sur votre lit. Vous ne faites pas vos 10 minutes rituelles de Duolingo avant de dormir. Vous allez perdre votre streak, mais tant pis. Vous rattraperez ça demain ! 

MERCREDI : 11H00 

Pourquoi vos managers vous donnent-ils tellement de réunions ? Vous n’avez pas le temps de travailler ! Heureusement, c’est le département éditorial qui a besoin de vous. Ils vous confient la tâche de faire un rapport sur les dernières tendances dans le secteur du tourisme en Mer Noire. Analyser les articles de presse des pays russophones, c’est du gâteau. Vous allez même pouvoir vous renseigner sur les dernières nouvelles régionales entre l’Ukraine et la Russie. Comparer les dialectes et faire de la géopolitique en langue originale, pour vous c’est du gâteau ! 

Par contre, les médias de Turquie vous intimident. La dernière fois que vous avez pratiqué le turc était lors de votre séjour à Istanbul il y a deux ans. Et si c’était l’occasion de vous y remettre ? Sur la même plate-forme où vous réservez vos séances avec Yuko, vous cherchez une professeur de turc. Tiens, celle-là a l’air sympa ! Ça tombe bien en plus, elle est disponible demain. 

JEUDI : 7H40

Vous passez à la boîte aux lettres. Le dernier numéro de 新京报 est arrivé ! Vous vous êtes abonnée à ce journal des nouvelles de Pékin pour vous exposer à un peu de mandarin chaque jour. Vous rentrez à la maison et vous ouvrez le quotidien sur la table de la cuisine. Les caractères chinois s’étalent en grand format sous vos yeux attentifs. Même si vous n’avez pas le temps de lire ce long article sur l’actualité du parti unique, vous êtes contente de boire votre café en survolant les grands titres.

Puis vous prenez vos clés de voiture et vous vous rendez au boulot en écoutant les dernières nouvelles de Taïwan. 

JEUDI : 12H15

“Merhaba !” Votre manager a accepté que vous fassiez votre leçon de turc pendant vos heures de bureau. Deux collègues curieuses regardent par-dessus votre épaule et voient le visage de l’enseignant à l’écran. Il est souriant et communicatif. Ça donne envie d’apprendre ! En plus de réveiller votre expression orale, il vous aide à comprendre un rapport qui pourrait intéresser l’équipe marketing. Après quarante-cinq minutes vous vous sentez déjà plus en confiance. Vous vous dites “Meeci ve hoşçakal !” (merci et au revoir) et la leçon est finie. Maintenant vous pouvez allez manger et ça tombe bien car vous avez un petit creux. 

JEUDI : 20H30

L’écran de votre téléphone s’éclaire, annonçant un nouveau message. C’est Anita ! Elle vous invite à sortir danser ce soir. Franchement vous avez la flemme. Vous êtes plongée dans le roman allemand classique Die Leiden Des Jungen Werthers, et c’est trop bon pour arrêter. Mais pourquoi pas un autre jour ? Vous suggérez à Anita de faire ca demain, d’autant plus qu’il y aura une milonga de tango au café latino de la place du Centre. Elle accepte votre invitation. Vous reposez votre téléphone et vous vous replongez avec délice dans le roman de Goethe. 

VENDREDI : 7H01

Quand il est 7 heures à Paris, il est 14 heures à Guangdong. C’est ce moment que choisit votre correspondante du Sud de la Chine pour vous envoyer des vidéos de bébés chats mignons ! Si c’était dans votre langue maternelle vous n’y trouveriez aucun intérêt, mais tout de suite en chinois ça devient plus marrant. Vous chattez avec elle sur WeChat (une application de messagerie populaire là-bas) et vous remerciez le Dieu de l’informatique pour avoir inventé le VPN. Et puis vous regardez l’heure. Vous êtes presque en retard au travail ! Vous enfilez vos chaussures et la porte de la maison claque derrière vous tandis que vous êtes déjà sur votre vélo (car il fait beau ce matin, alors allons au boulot de façon écolo !).

VENDREDI : 16H15

Vous avez presque fini votre rapport trilingue sur la fréquentation touristique en Mer Noire. La séance de turc avec la prof par vidéo vous a aidé. Malheureusement, il reste un document statistique du gouvernement moldave que vous n’arrivez pas à traduire. Les logiciels de traduction ne vous aident pas non plus ! Que faire… Laisser tomber ? Non, vous êtes trop perfectionniste pour cela. 

Soudain vous avez la solution. Vous cherchez parmi vos contacts LinkedIn et vous retrouvez le profil de Roman, ce type bavard avec qui vous aviez bu un verre lors d’une conférence de linguistique en Pologne. Vous tapez un message en russe (sa langue maternelle, bien qu’il soit moldave) et il vous écrit presque aussitôt en proposant son aide. Vous jubilez ! Quelle chance qu’il réponde si vite. En quelques minutes il vous traduit le passage que vous lui aviez montré. Vous le remerciez avec cinq émojis en forme de mains-en-prière, et vous bouclez finalement votre rapport.

VENDREDI : 18H00

La journée a passé vite. Vous écrivez à Anita. Est-ce qu’elle confirme pour ce soir ? Elle répond que oui. ¡¡ Vamos a bailar !!

VENDREDI : 21H30

🎵 Quiero ser tu sombra. Votre premier cavalier danse mal. Par contre est de São Paulo et il a des choses à raconter. C’est tout ce qui compte ! Vous l’écoutez qui vous parle en portugais et, captivée par la langue si belle, vous ne remarquez même pas qu’il vous marche sur les pieds.

Votre second cavalier vient d’Innsbruck. C’est que la communauté de tango attire des gens du monde entier ! C’est pour cette raison que vous avez choisi d’apprendre cette danse. L’autrichien complimente votre grammaire allemande (vous êtes flattée !) et discutez un peu de ski et de Mozart après la fin de la danse. Puis vous vous saluez.

Votre troisième cavalier est argentin. Il danse bien, et il vous susurre bientôt des mots doux. Certes, vous appréciez d’entendre ces phrases charmeuses dans la langue des gauchos, mais à part ça il n’est pas votre genre. Vous trouvez qu’il sue des mains et en plus, il manque de charme. Ça tombe bien car quelqu’un d’autre vous lance une mirada pour la prochaine danse. Vous acceptez et allez danser dans d’autres bras. 

🎵Por una cabeza, todas las locuras. Su boca que besa, borra la tristeza, calma la amargura. Décidément, c’est un bal international. Ce type-là est américain. Vous le saluez en anglais avec votre plus bel accent Californien, mais il vous répond en français. Vous insistez, mais il insiste aussi. Apparemment il veut autant pratiquer son français que vous voulez pratiquer votre anglais ! Vous trouvez ce jeu charmant, même si finalement votre danse en pâtit. Vous jouez à lui glisser des mots dans sa langue, auxquels il répond dans la vôtre, et vous d’un air taquin vous corrigez sa prononciation, tandis qu’il reformule vos phrases avec un anglais plus châtier. Décidément ce soir, vous vous amusez !

🎵Me faltan las palabras. C’est la dernière danse. Vous prenez la main d’un nouveau cavalier qui est d’un tout autre genre. Comme il danse bien ! Par contre, il ne parle pas.  🎵 No puedo más vivir así 🎵 La musique vous envoûte et les pas de votre cavalier vous bercent dans un mouvement assuré et suave. Vous réalisez que certains langages se passent de mots. Les spectateurs du bal n’ont d’yeux que pour vous deux. C’est fou comme un bon danseur de tango peut transformer une débutante. Les dernières notes du morceau résonnent vous n’avez pas les mots pour exprimer votre émoi. Vous aimeriez demander à ce danseur d’où il vient… et puis non. Et s’il était français ? Ce serait trop décevant ! Pour pratiquer vos langues étrangères, vous avez pour principe de ne tomber amoureuse que de garçons venant d’autres pays. Commencer une relation dans votre langue maternelle n’aurait aucun intérêt linguistique.

Par chance, le mystère reste complet puisque votre cavalier n’ouvre pas la bouche. À la place, il vous décoche un long regard qui signifie encore une danse ? Vous acceptez et vous dansez une nouvelle fois ensemble. Vous oubliez tout. Vous oubliez les langues du monde, car déjà la musique semble se dérouler sous vos pieds comme un ruban de mélodie rythmée. Vos pas de couple progressent ainsi en une harmonie qui ne finit pas. Quel cavalier ! Vous voudriez que ça ne s’arrête jamais. Plus encore, vous voudriez faire durer ce silence entre vous. Il semble qu’il partage ce sentiment car sur les dernières notes de piano il se met à genou, baise le dos de votre main avec une irrésistible douceur, et fait volte-face sans plus de commentaires.

Vous êtes séduite. Vous le cherchez dans la foule et alors croisez le regard d’Anita. Elle a tout vu. Elle vous gratifie d’un sourire complice mais malheureusement elle ne semble pas vouloir rester à la soirée. Vous la voyez qui enfile sa veste et dirige ses pas vers la sortie de la salle. Vous courez après elle car vous vous étiez promis de rentrer ensemble.

Sur le chemin du retour, vous écoutez les causeries d’Anita d’une oreille distraite. C’est bien la première fois que vous vous en fichez de l’espagnol. Que vous arrive t-il ? C’est que votre cœur est ailleurs ! Vous vous dites hasta pronto au croisement de la rue, et vous rejoignez votre appartement. C’est rêveuse que vous vous glissez sous votre couverture et plongez dans des rêves remplis de rubans en forme de portées musicales.

SAMEDI : 11H05

Quelle heure est-il ? Vous n’avez pas entendu le réveil. C’est qu’il n’a pas sonné ! Votre téléphone était tellement déchargé qu’il s’est éteint tout seul. Vous repoussez la couette et filez dans la salle de bain pour enfilez un déshabillé avant de descendre dans la cuisine.

Vous mettez un podcast d’actualité du S&P500 (une place boursière américaine) tout en préparant votre premier café du matin. Mais étrangement ce matin, vous n’êtes pas dans le mood pour écouter de l’anglais. Vous choisissez une autre émission, en japonais cette fois. Curieusement, la rhapsodie nippone, que vous trouvez d’habitude si plaisante, vous laisse tout aussi indifférente que l’anglais. Vous vous rabattez sur une radio indépendante de Vladivostok, mais vous n’avez pas le cœur au russe non plus. Que vous arrive t-il ?

SAMEDI : 12H30

Vous ne vous reconnaissez plus. Vous, la polyglotte invétérée, l’interprète multilingue officielle du bureau, vous qui cherchez toujours la moindre occasion pour pratiquer vos langues étrangères, vous semblez avoir perdu la flamme. A moins que ce soit une autre sorte de flamme qui vous anime ?

SAMEDI : Fin d’après-midi 

Votre téléphone affiche une notification. Il y a un message d’un numéro inconnu. C’est sûrement un autre de vos correspondants du monde entier. Vous ouvrez le message l’air blasé:

« Je serai à la milonga ce soir. Et vous ? »

Quelqu’un vous écrit en français ! C’est bien la première fois depuis longtemps. Et en disant “vous” par-dessus le marché. Qui cela peut-il bien être ? Et si c’était le garçon d’hier soir… Vous vous demandez comment il a bien pu avoir votre numéro. Vous tenez fébrilement votre téléphone. Qu’allez-vous répondre ? Vous avez tellement de papillons dans le ventre que vous en perdez votre français.

SAMEDI : 19H30

De retour à la milonga. « Il » est là. Vos regards se croisent. C’est un français. Aucune langue à pratiquer avec lui ! Tant pis. Ou peut-être…. Tant mieux ? La danse commence, et alors, de toute la soirée vous ne changez de cavalier.

DIMANCHE : 8H30

Vous faites votre séance de Duolingo, la tête sur l’oreiller. Pour être exact, l’oreiller est le bras tout doux de Timothée. Avec lui, pas de coréen, pas de japonais, pas de russe ni d’anglais-américain. C’est un français. Tant pis ! Tant mieux.

Il se roule de votre côté et vous répondez à son baiser par d’autres baisers qu’il fait durer en vous faisant rouler sous la caresse des draps et de sa peau chaude que vous ne vous lasserez jamais d’embrasser. Depuis ce jour vous pensez que la langue universelle de l’amour est le meilleur des langages !